20 octobre 2008 1 20 /10 /2008 08:26




J.M.G. LE CLÉZIO, PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE


EXIL, ÉCRITURE, EXIGENCE,FAIRE ÉCHO AU CHAOS


Toute société est difficile à analyser. J.M.G. Le Clézio y apporte des clés dʼexplications, par lʼécriture. Cʼest un écrivain de lʼexil, des voyages et des interpellations récurrentes. Exigeant, strict, déterminé. Lʼécrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio est, donc, le lauréat du prix Nobel de littérature 2008, “un homme de la rupture, de l'aventure poétique et de l'extase sensuel, l'explorateur d'une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante”. Selon les mots de lʼacadémie suédoise.


Par Pierre Pirierros



LE CLÉZIO, 68 ans, était considéré comme un favori dans les cercles littéraires suédois. Lʼexpérience des débuts correspond à une activité éblouissante pratiquée du côté dʼun “Procès-verbal”. Adam Pollo essaie de survivre dans un monde fait dʼabsurdités.Cʼest un livre difficile dʼaccès, paru en 1963 alors que leNouveau roman avait déjà établi ses règles. Mais quʼimporte “Le Procès-verbal” est un livre abouti. Il a reçu le prix Renaudot pour ce livre. Il était alors âgé de 23 ans. Terre et pierres Le prix Nobel va, sans aucun doute, permettre de nombreuses rééditions à une oeuvre qui comporte quelques cinquante titres, (romans, récits de voyages, essais, contes, traductions, récits dʼethnologie). Son dernier livre “Ritournelle de la faim”, paru, fin septembre, est un hommage à sa mère. “Il fallait quitter lʼenfance, devenir adulte, commencer à vivre. Tout cela, pour quoi ?”...

En exergue, il cite Rimbaud “Si jʼai du goût, ce nʼest guères/que pour la terre et les pierres”. Quelle vision du monde ? Bâtir un roman comme une manifestation publique signifie équilibre et émotion, sensations inhérentes à la littérature. À la nécessité de ces émotions, il y a lʼexigence du visible dans un domaine où la fluidité du style nous renseigne beaucoup sur un pays, des pays.

Dans ce cas précis, ce sont des continents quʼil faut aborder de façon nouvelle. Le récit de la vie tourmentée de Diego Rivera et Frida Kahlo est agréable à lire. Sa sensibilité donne à cette nécessité du tempérament un éclairage précis. Ses besoins fondamentaux “reposent” sur la compréhension objective du monde. Lʼélaboration dʼune oeuvre tient autant du langage que de la spontanéité d'analyse, cʼest la synthèse de la composition littéraire aux multiples résonances. Cʼest le cas, notamment, avec “Désert”. Lalla, la jeune fille est un enfant des bidonvilles. Sa lutte est chtonienne, elle se situe dans les entrailles de la civilisation et se bat contre les divinités infernales. Terre, eaux, air, univers, mythes, la boucle ne se refermera jamais.

L'accent estmis sur la profondeur historique des cultures, sur la diversité de leurs significations, sur des éclairages thématiques importants. Pourquoi écrire ? “Il est difficile de qualifier ce que lʼon fait soi-même, souligne-t-il.Si je devais décrire mes livres, je dirais que cʼest ce qui me ressemble le plus. Autrement dit, il sʼagit pour moi moins dʼexprimer des idées que dʼexprimer ce que je suis et ce en quoi je crois. Quand jʼécris, je cherche essentiellement à traduire ma relation au quotidien, à lʼévénement. Nous vivons dans une époque troublée où nous sommes envahis par un chaos dʼidées et dʼimages. Le rôle de la littérature aujourdʼhui est peut-être de faire écho à ce chaos.” En toute liberté Écrire en toute liberté, ce postulat est pour Le Clézio une condition indéfectible pour se livrer aux lecteurs de son pays et dumonde entier.

Par touches picturales, la progression se fait de plus en plus pressante avec des retours nécessaires sur des fragments très incisifs sur la vie des bourgades et des peuples délaissés par les pouvoirs centraux. Cʼest un excellent choix que de donner le Nobel à cet écrivain.

Il existe sans doute plusieurs entrées possibles en littérature, la lecture en est unemais lʼécoute en est une autre. Et J.M.G. Le Clézio nous livre “Terra Amata”, “Lʼextase matérielle” “Onitsha” “Le chercheur dʼor”, “Ourania”. "Le livre des fuites", "La guerre", "Voyages de l'autre côté", "Le chercheur d'or", "Voyage à Rodrigues", "Etoile errante", "Le poisson d'or", "Révolutions". Le Clézio est partout. Cʼest à sa façon un écrivain de lʼencyclopédie. Découvreur et analyste des mythes de la terre, des terres quʼil parcourt sans cesse.Démiurge total, il prend à bras le corps la société dans laquelle il évolue tout en pointant son index sur les dérégulations dʼun système honni par les peuples, où seul compte lʼargent. Lire Le Clézio cʼest parcourir le monde et ses endroits de prédilection, du Nouveau Mexique à lʼîleMaurice et deMarseille auxmontages dʼAfrique. La littérature est aussi une organisation humaine au premier chef. Mais en définitive, ce quʼon retient cʼest le but, cʼest-à-dire lʼoeuvre.





J.M.G LE CLÉZIO est né le 13 avril 1940 à Nice d'une famille bretonne (son nomsignifie"les enclos" en breton) émigrée à l'IleMaurice au 18e siècle. Son père était un Anglais, médecin de brousse en Afrique (en fait, un homme né à l'Ile Maurice d'origine bretonne) et sa mère une Française. Après sa licence de lettres, il travaille à l'Université de Bristol et de Londres. Autour des années 1970, il voyage au Mexique et au Panama où il vit plusieurs mois auprès des Indiens. "Cette expérience a changé toute ma vie, mes idées sur lemonde de l'art,ma façon d'être avec les autres, demarcher, de manger, de dormir, d'aimer et jusqu'à mes rêves", a dit ce révolté calme. On a parlé à son propos de"métaphysique-fiction": dans ses romans, à l'écriture classique et limpide, parfois faussement simple, il remet en question les fondements de la littérature traditionnelle sans se contenter du superficiel mais avec la volonté de"fouiller au plus tragique, au plus vrai, pour trouver le langage déchirant qui soulève les émotions et transforme peut-être la nuit en ombre". Il vit depuis longtemps, à Albuquerque (Nouveau-Mexique). On dit qu'il ne lit pas la presse et n'écoute pas la radio. Cela ne le coupe pas de la France : il se rend souvent à Nice et dans sa demeure bretonne de la baie de Douarnenez et considère que"c'est avec la langue, avec les livres, qu'on peut encore parler de la France d'aujourd'hui, la voir exister dans la convergence de courants".


Le Procès-verbal” (extraits)


Alors, arraché de sa torpeur comme par un lasso, il recommencerait à suivre lʼanimal, sans se douter de lʼendroit où il était conduit, sans espoir ; oui, dans un drôle de plaisir, qui fait quʼon continue machinalement un mouvementoubienquʼonimitetoutce qui bouge, parce quʼétant signe de vie, ça permet toutes les suppositions possibles. ― On aime toujours perpétuer un mouvement, même quand il marche vite, de ses quatre pattes au bruissement humide, propulsant sur le plan goudronné une légère toison de poils noirs, deux oreilles droites, des yeux vitreux, et quʼil sʼappelle, une fois pour toutes, et quʼil sʼappelle, chien. Àdeux heuresmoins dix, le chien quitta la plage ; il sʼétait un peu ébroué dans lʼeau, avant de partir, et les poils de son front étaient restés collés en petites tresses cotonneuses. Il monta le remblai de galets, suffoquant sous lʼeffort, passa à quelques mètres dʼAdam, et sʼarrêta sur le bord de la route. Le soleil faisait battre ses paupières et coulait une plaque blanche sur son museau froid. Il hésita, comme sʼil attendait quelqu ʼun ; cela permit àAdamde sauter à bas de la digue et de se mettre en position de départ. Adam fut tenté un instant de le siffler, ou de claquer des doigts, ou tout bonnement de lui crier quelques mots, comme font la plupart des gens avec la plupart des chiens, dans le genre de : “ Hé ! chien ! ” ou “ Hé ! Médor ! ” mais ce fut arrêté dans son cerveau avant même dʼêtre traduit par une ébauche de geste. Adam se contenta de sʼarrêter, et de regarder lʼanimal par-derrière ; vu sous cet angle il offrait un raccourci bizarre qui le campait bien roide sur ses pattes, lui arquait le dos, au poil plus rare le long de la colonne vertébrale, et lui donnait lʼair dʼavoir une nuque bombée, trapue, musculeuse, comme nʼont jamais les chiens. Il regarda lʼocciput, la rainure du crâne, et les deux oreilles dressées. Un train fit du bruit en entrant dans un tunnel, évidemment loin, en pleinemontagne. Lʼoreille droite bougea de quelques millimètres, captant le clapotement de la locomotive, puis revint brusquement en arrière quand un enfant cria, longtemps, à gorge déployée, pour quelque misère, un ballon crevé, un caillou aigu, en bas sur la plage. Adam, sans bouger, attendait le départ ; par surprise, le chien sʼélança en avant, contourna une voiture, et se mit à remonter la route. Il trottait rapidement sur la chaussée, tout près du talus, sans trop regarder à droite ni à gauche. Il sʼarrêta deux fois avant lʼembranchement de la nationale qui traverse le village ; une fois, devant la roue arrière dʼune Oldsmobile en stationnement ; il nʼy avait pourtant rien de spécial à cette voiture, il ne la regarda pas, ni ne la renifla, ni nʼurina tout doux contre lemétal du chapeau de la roue. La deuxième fois, ce fut quand cette femme âgée descendit vers la plage ; elle avait une chienne boxer en laisse ; la femme jeta un coup dʼoeil vers lui, tira un peu sur la laisse de sa chienne, et se détourna vers Adam. Elle pensa justifié de remarquer, en le croisant : “ Vous devriez tenir votre chien, jeune homme. ” Adam, comme lui, suivit la chienne des yeux, le corps dans la direction de lamarche,mais la tête et le cou tordus vers lʼarrière. Ils restèrent ainsi tous deux quelques secondes, en silence, de petites tachejaunes au fond des prunelles.” (...)

Par Liberté 62 - Publié dans : Evénement
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